Haïti : des personnes handicapées oubliées dans un camp depuis 2010

Article : Haïti : des personnes handicapées oubliées dans un camp depuis 2010
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20 janvier 2021

Haïti : des personnes handicapées oubliées dans un camp depuis 2010

Promiscuité, conditions sanitaires, insécurité… Au camp Lapis, des handicapés essaient de survivre depuis le séisme de 2010, dans un environnement où vivre est un véritable défi.

Il est 11 heures du matin quand, accompagné de notre facilitateur, nous sommes arrivés au camp Lapis. Le soleil brille de mille feux. Une chaleur torride crée la surprise en cette période hivernale. Comme si par cette chaleur ardente, l’astre du jour voulait gommer les empreintes de la précarité retrouvées à tous les coins de ce camp. Mais apparemment, ce n’est pas ce soleil qui rendra moins pénible la misère qui prévaut dans ce milieu. D’ailleurs, au camp Lapis, elle est plutôt manifeste. La misère respire. Elle se meut comme pour ne pas passer inaperçu. Elle est visible dans chaque regard croisé, dans chaque voix entendue, dans chaque silhouette qui bouge sur ce camp du bas-Delmas.

Ici, ils sont environ 200 handicapés qui essaient, dépourvus de moyens, de ne pas mourir. Ils sont là depuis le lendemain du cataclysme, le 12 janvier 2010. Leurs maisons sont des « shelters » construits depuis 2010 et qui ne devaient durer que deux ans. Après 11 années, ces maisons de fortune ne sont que des taudis, incapables de servir réellement comme abris quand il commence à pleuvoir. Pour la plupart, les toits sont couverts de bâches abimées, alors que les enceintes en bois sont rapiécées à plusieurs reprises.

La route principale tracée au milieu de ce camp est jonchée de toutes sortes de déchets. La poussière qui se lève sous les pieds des enfants qui courent de part et d’autre est une calamité. Et pourtant, Télémaque Altesse passe ses journées ici, assis sur une chaise en paille qui ne cache pas non plus la précarité de la zone. C’est un manchot. Avant même d’ouvrir la bouche, ses vêtements délabrés en disent déjà long sur sa situation. C’est avec des larmes aux yeux que cet homme nous raconte ses déboires.

Le camp des oubliés

« Personne ne pense à nous ici. Je n’en peux plus. Je ne vis plus », se plaint-il, incapable d’arrêter les larmes qui viennent mouiller son visage. Sa femme est morte au camp, il n’a plus personne. Sa maison de fortune a été incendiée, il a tout perdu. Ce sont d’autres voisins qui le logent depuis. Ses trois enfants sont disséminés çà et là chez des membres de sa famille qui acceptent de lui venir en aide.

Au camp Lapis, les personnes vivant avec un handicap sont privés de presque tout. Ce sont des oubliés, à en croire Luckner André, coordonnateur général de l’Association des personnes handicapées pour la promotion du sport (APHAPS). Sur sa béquille, Luckner a l’air de se passer de sa jambe droite dont il est amputé. C’est un homme bourré d’énergie qui nous a reçus. Mais s’il a suffisamment de courage pour vivre avec son handicap, il n’en a plus assez pour vivre au camp Lapis. « Après 11 ans, je dois dire que la vie n’est plus possible ici », lâche-t-il avec l’espoir que le sport va améliorer sa condition de vie.

Il n’y a pas une période de l’année où ils reçoivent la visite des autorités, informe Dieu Faite Joseph. Dans son bloc, il est un vrai leader, tout le monde le respecte au point qu’il peut commander à ses voisins d’éteindre leurs radios afin de nous parler paisiblement. Il est en effet coordinateur de la Cellule de réflexion des handicapés de l’Ouest pour le développement (CEREHAOP), et président de Plaisir rara des handicapés de l’ouest (PRHO). L’homme, âgé de 56 ans, ne voit rien, mais il a trois enfants à sa charge.

Abandonnés face à la Covid-19

Pour être là depuis 2010, il connait bien les problèmes du camp. « À côté du problème d’eau, nous n’avons même pas de latrines, ici. Les gens doivent se soulager à l’air libre sur le camp », déplore-t-il dans un charisme fabuleux, qui plait à tous les autres riverains qui nous ont entourés. Et pourtant, depuis le début de l’épidémie du nouveau coronavirus, ils n’ont guère reçu de soutiens des autorités, fustige Dieu Faite Joseph, avant de rectifier que la secrétaire d’État à l’intégration des personnes handicapées leur ont fait un don de 150 masques pour se protéger de la pandémie. Une fondation de la place a installé un point de lavage des mains à l’entrée du camp, mais cela n’a servi que de jeu pour les enfants. Une fois qu’il n’y avait plus d’eau dans les cuves, elles ne sont plus que décoration.

Si au début, le camp lapis était le camp des handicapés, actuellement, ce n’est plus le cas. Au contraire, les handicapés y sont bien minoritaires maintenant. Le camp est même contrôlé par des hommes armés jusqu’aux dents. Pendant qu’on interroge Dieu Faite Joseph, on a pu voir une sorte de démonstration de la part d’un jeune âgé d’environ 20 ans. L’air fier, le jeune homme a défilé devant tout le monde avec une arme de guerre en main. Pas moins de quatre enfants d’environ 8 à 12 ans le suivent, déterminés, comme des apprentis qui veulent assimiler chaque leçon de leur mentor.

Vivre dans la peur

Ces individus armés sont maitres et seigneurs sur ce camp, à en croire les habitants. Guermann Otilus regrette cela. Il a dû abandonner les activités socio-éducatives qu’il avait l’habitude d’organiser au profit des enfants à cause des individus armés qui viennent s’installer au camp. « Quand je travaille avec les enfants, ils pensent que j’ai de l’argent pour ça. Ils commencent à poser des questions. Je me sentais en danger, j’ai dû abandonner », affirme alors ce jeune homme apprécié de tous les handicapés du camp. Son père est d’ailleurs un handicapé, l’un des pionniers du camp Lapis. Et pourtant, une vingtaine d’enfants circulent dans ce camp, sans pouvoir aller à l’école.

À côté des autres problèmes, les handicapés se voient donc plongés dans une insécurité alarmante. D’ailleurs, au mois de mai 2020, des individus armés ont incendié pas moins de 18 maisons de fortune sur le camp. Ils vivent pour l’instant dans la peur, espérant qu’on va les déloger. Au fait, 50 handicapés ont été délogés et placés au village Lumane Casimir. Ils espèrent tous que ce jour arrivera où ils seront eux aussi envoyés là-bas. Mais ce qu’ils ignorent, c’est que la vie n’est pas vraiment rose au village Lumane Casimir.

Visite au village Lumane Casimir

Nous sommes épargnés de la poussière et des odeurs putrides. Nous pouvons même trouver de l’ombre pour nous abriter du soleil. Au Village Lumane Casimir, situé non loin du morne à cabri, l’on peut croire que la situation des handicapés est différente. Mais quand on commence à leur parler, on s’aperçoit vite  qu’il n’a de différence que la configuration de la zone. Ils sont placés au village avec leurs lots de problèmes, tout comme au camp Lapis.

Antonise Blanc vivait au camp Lapis avant qu’elle ait été placée au village Lumane Casimir. Cette mère de trois enfants a perdu une jambe lors du tremblement de terre. Depuis qu’elle est ici, dit-elle, elle vit de l’aide de certains membres de sa famille. Elle n’a pas de mari. « Ils m’ont placée ici, mais depuis, je ne vois personne », regrette-t-elle.

Se souvenir du 12 janvier 2010 représente ainsi un supplice pour Antonise. C’est le jour qui a basculé sa vie. « Rien n’est plus comme avant », soutient celle qui n’arrive pas à s’en remettre. De son côté, Jean Robert Joseph est arrivé au village depuis 2014, tout comme Antonise. Cet homme aux problèmes visuels dénonce qu’il n’a jamais rien reçu depuis son arrivée. Au total, environ 50 personnes handicapées sont placées au village Lumane Casimir.

Ce 12 janvier 2021 marque le 11e anniversaire du tremblement de terre, qui a fait près de 300 000 victimes selon les chiffres officiels. Mais si le séisme est déjà loin derrière nous, il n’en est pas autant pour ses séquelles qui sont encore bien visibles dans le pays.

NB : Cet article a été publié par l’auteur dans les colonnes du journal Le Nouvelliste le mardi 12 janvier 2021. Il est à retrouver ici.

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