Haïti : faut-il ne pas organiser le carnaval ?

Article : Haïti : faut-il ne pas organiser le carnaval ?
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22 janvier 2019

Haïti : faut-il ne pas organiser le carnaval ?

Sur les réseaux sociaux, l’organisation du carnaval cette année est plutôt décriée par beaucoup d’internautes haïtiens. Beaucoup croient que l’heure n’est pas au plaisir.

Certains internautes n’y vont pas par quatre chemins. La conjoncture exige l’annulation des festivités carnavalesques, pensent-ils. Des hashtags ont même été lancés en vue de faire valoir cette position. #AbaKanaval, #NouPapDanseSouFatra, #NouPapDanseSouKadav… on peut en trouver toute une liste. Le message est clair : « Nous ne voulons pas de carnaval cette année ».

Contexte inapproprié

L’argumentaire est tout aussi clair que convaincant. Le pays vit l’une des périodes les plus sombres de son histoire. L’année 2018 a été marquée par de nombreux bouleversements socio-politiques et économiques. L’insécurité a regagné en puissance, surtout dans la zone métropolitaine. La Commission épiscopale justice et paix (CE-JILAP) a publié un rapport qui fait état de plus de 800 personnes tuées en 2018, dont près de 600 tuées par armes à feu.

Dans de nombreux quartiers de l’aire métropolitaine, les gangs armés sèment la terreur au nom du « social », concept très galvaudé dont le sens varie d’une zone à une autre ou d’une personne à une autre. Et tout cela sans que les autorités concernées ne puissent faire quelque chose pour changer la donne. Parallèlement, la décote vertigineuse de la monnaie nationale par rapport au dollar aiguise la précarité dans les quartiers populaires particulièrement, et renforce l’insécurité alimentaire dans le pays en provoquant la montée des prix des produits de première nécessité sur le marché.

Point besoin de remplir toute une page pour montrer que le pays va mal, comme le dirait Tiken Jah Fakoly. L’on aurait pu parler de l’insalubrité, du problème d’électricité, de la quasi-absence des services de santé adéquats, de l’interminable crise des écoles publiques, etc.

Face à cette débandade généralisée dans laquelle le pays se retrouve, d’aucuns croient qu’organiser le carnaval serait comme un déni total de la réalité du pays, le parfait exemple d’un « je-m’en-foutisme » inapprivoisé.

Il est toutefois intéressant de remarquer que cette batterie argumentative s’attaque surtout (ou uniquement) au côté plaisir du carnaval.  L’un des Ashtags, #NouPapDanseSouFatra, en témoigne grandement. Carnaval ainsi vu est synonyme de bamboche ou de réjouissances populaires tout court. Ce qui n’est pas du tout faux d’ailleurs !

Eviter le simplisme

Néanmoins il faut remarquer que réduire le carnaval aux réjouissances populaires est d’un simplisme pour le moins exagéré. Le carnaval, c’est aussi l’une des plus grandes manifestations culturelles du pays qui rassemble et expose des milliers d’artisans, d’acteurs, de danseurs, d’artistes divers et autres. Nous sommes témoins chaque année de la beauté des festivités carnavalesques à Jacmel, et nous en sommes fiers. Hier encore, le carnaval national attirait beaucoup d’Haïtiens de la diaspora et des étrangers. Le carnaval haïtien, bien organisé, est un bouquet d’art. Pour ainsi dire, le carnaval, ce n’est pas [uniquement] de l’argent dépensé dans des tortillements de hanche pour le bonheur des jouisseurs. Même si c’était un événement organisé pour ceux qui aiment ce genre de plaisir, l’on n’aurait pas totalement raison de le déclarer inutile. Car, en fait, de même qu’on a le droit de ne pas accorder priorité à ces plaisirs, d’autres ont le droit de les placer au centre de leur vie. Il n’y a pas un sacro-citoyen qui est habilité à choisir quelle manière ou quand on doit s’éclater dans le pays. Malheureusement. Bon bref !

J’ai rencontré, dans le cadre de mon émission « Pacific nan zòn nan » que je présente sur la radio Pacific, des responsables de bandes à pieds à Bel-air, quartier situé au cœur de la capitale. J’ai pu faire un constat : « malgré les soucis, la période carnavalesque est pour beaucoup de gens une période symbolique qui est d’une grande importance ». J’ai rencontré plusieurs responsables de bandes à pieds, mais je vais utiliser surtout des témoignes de Tibo, le porte-parole de « Grap Plezi On The Move », une bande à pieds vielle de plus de 40 ans.

« C’est un moment spécial pour toutes les bandes à pieds. Quand une bande ne sort pas, on a comme l’impression de voir s’envoler en fumée un bout de notre âme de peuple », raconte Tibo. Beaucoup de bandes à pieds profitent de cette période pour louer les esprits qui les guident. Au fait, chaque bande à pieds, raconte Tibo, possède un « lakou » où l’on organise une fête annuelle « en mémoire des esprits qui permettent au groupe de progresser ». En outre, dit Tibo, à chaque fois qu’une bande sort, c’est toute la communauté qui s’y retrouve car ils considèrent les bandes comme une marque identitaire pour leur communauté.

« Le carnaval haïtien présente en miniature toute l’existence du peuple haïtien : son histoire, ses connaissances, ses créations, ses moralités, ses vicissitudes, et même ses aspirations. »

C’est dire que le carnaval est l’une des traditions du pays qui restent en vie malgré tout. Et comme l’a dit élégamment Jean Maxius Bernard : « Le carnaval haïtien présente en miniature toute l’existence du peuple haïtien : son histoire, ses connaissances, ses créations, ses moralités, ses vicissitudes, et même ses aspirations. Sur le parcours, c’est toute la culture populaire d’Haïti qui défile devant les spectateurs. » Plus loin, ce dernier cite Michel Lamartinière Honorat qui, à son tour, voit dans le carnaval les éléments culturels permettant de rester en contact avec les anciennes traditions du pays : « L’Indien, l’Espagnol, le Noir et les Français, tous les aïeux qui nous ont laissé leurs mœurs et coutumes se retrouvent côte à côte dans nos fêtes carnavalesques. »

Le musicologue et professeur associé à l’Université du Québec à Montréal, Claude Dauphin, cité par le Collectif Haïti de France dans un article sur le carnaval haïtien, souligne qu’en Haïti « le carnaval apparaît comme un moment exceptionnel de subversion : renversement des rôles, aplanissement des barrières, réfutation des comportements appris ».  Le carnaval est ainsi l’occasion de dénoncer les dérives gouvernementales, tares et les maux de la société en général.

Carnaval ou pas carnaval ? La question devrait se poser autrement. Doit-on organiser des festivités carnavalesques où les politiciens corrompus manipulent les groupes musicaux à produire des meringues pour alimenter leur machine propagandiste ? Va-t-on organiser un carnaval sans créativité ni couleurs que celles des t-shirts des entreprises du secteur privé et des potentiels candidats ? Sans aucun doute, le carnaval ne doit être réduit à cela. Au-delà des dérives, le carnaval haïtien reste la plus grande fête populaire de notre peuple et la principale vitrine de la culture haïtienne dans toutes ces facettes.

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